Dessins d’Yves Carreau
Texte de Claude Mouchard : Serrures du temps
Serrures du temps
Est-ce qu’on voit dans les cahiers de Carreau des esquisses jetées sur les pages, au fil des jours, et provisoires ? Ces dessins ébaucheraient-ils des œuvres plus achevées – de celles où le temps s’accumulerait et se bloquerait et dans lesquelles ils auraient (comme les brouillons d’un romancier, ou les ébauches d’un poète ou d’un musicien) à se résorber ?
Ou bien existent-ils pour eux-mêmes – comme un journal ou comme des recueils de « notes » qui, déroulés selon la succession temporelle, ne prépareraient aucun achèvement au-delà de ce qu’ils présentent ?
On peut lire (pour s’attarder un instant encore à la littérature) des livres – et ce sont les plus secrets, les plus ardents, parfois – faits de notes. Par exemple les Notes pour une réconciliation non prématurée du suisse Ludwig Hohl. Ou bien les Feuilles tombées du russe Rozanov (auteur étrange, fulgurant mais soudain divaguant).
C’est, plus qu’aux notes de Hohl (qui s’est acharné à les réorganiser systématiquement) aux pages de Rozanov que je pourrais penser en glissant le long des dessins de Carreau. Si l’auteur russe présente ces feuilles comme « tombées », c’est qu’il les abandonne sans les reprendre. Mais, à la différence des dessins de Carreau, chacune fait place, à côté de son contenu de pensée, à la mention de l’instant où elle a été prise. Elles gardent ces feuilles, la marque de leur attache explicite, voire insistante, à un instant, une date.
Les pages de Carreau, elles, ne sont pas datées.
Si le temps y est sensible, ce n’est pas comme du déjà connu – ni comme une succession de dates auxquelles les dessins resteraient accrochés.
Les dessins de Carreau, je crois les sentir frôler le temps, ou le palper comme une réalité inconnue ; et je crois les entendre y heurter secrètement.
Chercheraient-ils – avec leur extrême mais fugitive précision –
à ouvrir le temps,
là où il grisaille, muet, hermétique ?
La force de certains de ces dessins serait d’abord de faire apparaître par pression (comme pour un frottage, mais sur de l’inconnu)
en crayonnant
sur des
« instants furtifs »
des lieux-instants
des endroits où le temps
se révélerait clos
et qu’il faudrait – à mesure que le crayon les trace –
par grincements, par libération de secrets engrènements,
faire jouer
comme
des serrures du temps
Naissent-ils donc, ces dessins,
pour découvrir et ouvrir le temps
là où toujours nous aurions de nouvelles manières de le perdre,
d’en reperdre non le fil mais le sens, le goût,
là où le temps se fait pour chacun, pour tous,
mur,
flot minéralisé
là où il faut qu’il passe durement entre nous, entre tous
– dans le gris, par exemple, de la rue –,
ou, aussi bien,
au milieu de chacun
– du dessinateur par exemple –,
séparant intimement chaque « soi » de lui-même ?
et ce
mur du temps…
il ne s’agit pas de le franchir,
ni d’accéder à un au-delà du temps,
mais au contraire de l’ouvrir
– ce flux-mur… lui-même, là, au plus près,
tel qu’il se fige entre les uns et les autres
ou tel que, métallique, il coupe au cœur de chacun…
Partout, dans les dessins de Carreau, mais toujours furtivement,
avec de délicats déclics,
sous l’insistance retenue mais précise du crayon
crissements, gongs minuscules, pouls épars
(ces dessins se donnent aussi à l’oreille)
le temps déjà s’entr’ouvre
offre son abondance interne, les multiplicités temporelles chuchotantes qu’il recèle
… on y devine alors, dans les formes rondes ou sphériques, ambiguës, en métamorphoses,
moins des serrures
que des coquilles, des dépôts de temps géologiques,
ou, au plus court, des temps organiques, ceux des viscères, de l’excrémentiel, du sexuel,
des emboîtements sensibles
ou des vies s’entr’enveloppant – enfantines, adultes – dans des demeures vastes ou infimes,
ou des emprises collectives hantant le temps, menaçantes, portes majestueuses ou tables dressées d’inscriptions indéchiffrables…
Oui, sous l’insistance de ces furtifs dessins,
le temps a cessé d’être muré,
il livre ses entrailles
minuscules ou énormes, glissantes, grises ou bleutées ou brièvement hémorragiques rougeoyantes
il va nous les déverser, ces merveilles menaçantes,
mais déjà, il se referme
ce temps dont
les dessins de Carreau (qui ne sont pas seulement, comme on disait de la peinture pour l’opposer à la musique, un art de l’espace)
sont l’art cruel et subtil.
Claude Mouchard, janvier 2005